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Il y a 70 ans, l’abbé Pierre lançait son appel

 

Une voix. Frémissante d’émotion, vibrante de passion et d’humanité. Nous sommes le 1er février 1954 à Paris, les ondes de Radio Luxembourg diffusent le cri d’alarme et l’appel à la solidarité d’un prêtre encore inconnu du grand public. Il s’agit d’héberger en urgence les milliers de sans-abri de toute la France, contraints de dormir dehors par un froid glacial. En pleine reconstruction de l’après-guerre, sept millions de personnes sont mal logées et certains meurent de froid.

70 ans après, à l’heure où les politiques de logement social risquent d’être malmenées et où 330 000* personnes dorment toujours dehors, cet appel est résolument d’actualité.

 

Le contexte de l’après-guerre

Nous sommes dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La France souhaite oublier une tragédie entachée de la honte de la collaboration. René Coty (qui a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940) est président de la République.

Les destructions générées par la guerre et le manque de constructions entre les deux guerres ont généré une terrible crise du logement. Au début de l'année 1954, 14,6 millions d'habitants - un tiers de la population totale – habite dans des logements surpeuplés. La situation est alarmante dans les grandes villes, notamment à Paris où elle concerne plus de 40% de la population. Le recensement de 1954 confirme par ailleurs la persistance de nombreux logements insalubres.

Les écarts entre « riches » et « pauvres » se sont creusés. Des milliers d’ouvriers ne peuvent pas se loger et dorment dehors avec leur famille après une journée de labeur à l’usine tandis que d’élégantes parisiennes s’arrachent les créations d’un certain Christian Dior.

Et en ce mois de février 1954, la France est frigorifiée. Des records de froid et de gel sont enregistrés dans tout le pays dès le mois de janvier. À Paris, il fait 17 degrés en dessous de zéro. À Dunkerque, une banquise de 30 centimètres d’épaisseur s’est formée sur la mer. Partout, les températures continuent de chuter.

 

Viens m’aider à aider

Dans ce contexte, un prêtre encore inconnu du grand public se démène pour secourir les plus démunis.

Né Henri Grouès à Lyon en 1912 au sein d’une famille aisée, ordonné prêtre en 1938, il s’engage dans la Résistance durant la guerre. Il y adopte le nom d’abbé Pierre qu’il conservera toute sa vie.
Décoré de la croix de guerre avec palme pour faits de résistance, proche de la famille de Gaulle, il rejoint le Mouvement républicain populaire (MRP) et devient député.

Habité par l’idée d’établir une politique plus juste, plus solidaire, ce "drôle de député" se distingue par son engagement à rebâtir une société digne, garantissant les droits humains fondamentaux.

Dès 1947, secondé par Lucie Coutaz, une ancienne résistante, il achète une grande maison à Neuilly-Plaisance, en Seine Saint-Denis. Il y accueille des sans-abris ou ceux que la société rejette. Ce sont les premiers compagnons d’une communauté -  qu’il baptise Emmaüs - en référence à un épisode biblique. L’abbé Pierre met tous ses moyens à la disposition de la communauté dont sa petite rente d’ex-député. Il la perd en 1951. Les compagnons d’Emmaüs s’investissent massivement dans la récupération et "la chine" pour gagner de quoi vivre. Ils récupèrent, réparent, revendent et utilisent tout ce qu’ils peuvent pour construire des habitations.

Des tentes et des abris de fortune deviennent "cités d'urgence", l'abbé oppose aux permis de construire réclamés par l'Administration des "permis de vivre".

 

« Mes amis, au secours »

La nuit du 3 au 4 janvier 1954, alors que le froid s’est abattu sur la France, Léo Hamon, ancien résistant et membre du MRP tient sa promesse et présente l’amendement proposé par l’abbé Pierre : prélever un milliard sur les 90 prévus pour la reconstruction pour édifier des cités de première nécessité. Mais après 72 heures de débat, le projet est rejeté.

La même nuit, le petit Marc, âgé de trois mois, meurt de froid dans un campement de fortune où vit sa famille.

Ému, déterminé à frapper l’opinion, l’abbé Pierre écrit à Maurice Lemaire, ministre de la Reconstruction et du Logement. Une lettre ouverte que Le Figaro publie le matin du 5 janvier. Il est demandé au Ministre de se rendre aux obsèques du bébé décédé que l’abbé qualifie de "funérailles de honte nationale" et de se rendre compte par lui-même que les sans-abris ne sont "ni des crapules ni des fainéants".
Maurice Lemaire se rend aux obsèques et découvre une misère qu’il ne soupçonnait pas. Il suit l’abbé à Pontault-Combault, où les compagnons d’Emmaüs lui montrent la trentaine de pavillons construits dans l’urgence. Le ministre promet alors à l’abbé Pierre l’édification de "cités d’urgence".

Mais le froid continue et les drames humains se succèdent.

Comme toutes les nuits de ce terrible hiver, les compagnons et l’abbé circulent sans relâche dans Paris à bord de leurs vieux camions récupérés, distribuant couvertures et soupe à ceux qui couchent dehors. La situation est dramatique, les hospices sont pleins.

L’abbé lance alors sur les ondes de Radio Luxembourg l’idée de la campagne des "billets de 100 francs" en disant "On me dit que vous êtes dix millions d’auditeurs à l’écoute. Si chacun donnait cent francs […] sans que cela les prive d’un seul gramme de beurre sur leur pain ! Calculez combien cela ferait !".
En l’espace de 4 jours, plus d’un million en billets de 100 francs est récolté.

Le 31 janvier 1954, le premier centre fraternel de dépannage ouvre rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris, suivi d’un second à Courbevoie.

En quelques heures, ces grandes tentes où l’on a porté paille, couvertures et soupe sont pleines.

La nuit suivante, le 31 janvier, une femme sans abri décède en plein coeur de Paris, boulevard Sébastopol. On retrouve serré dans sa main l’avis d’expulsion de son logement.

Bouleversé, épuisé par le manque de sommeil accumulé, l’abbé Pierre se rend au siège de Paris-Inter puis à Radio-Luxembourg et demande à lire un texte qu’il vient de griffonner.

Ce texte débute ainsi :

« Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l'avait expulsée… Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant tant d'horreur, les cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent ! »

 

L’insurrection de la bonté

L’impact est immense. Presque immédiatement des appels, des courriers submergent le standard téléphonique de la radio : les auditeurs veulent savoir où envoyer argent, vêtements, couvertures, mobilier, appareils de chauffage…
Pris de court, l’abbé Pierre donne l’adresse de l’hôtel Rochester, 92 rue La Boétie, en plein 8e arrondissement. Il vient de se souvenir que sa propriétaire, madame Larmier, lui a proposé de mettre quelques chambres à sa disposition. L’affluence des dons est telle que bientôt, c’est l’hôtel tout entier qui sert de dépôt.

La chambre 412 devient le quartier général de l’abbé qui réclame des lignes téléphoniques. Toujours dans la même journée du 1er février, il demande au maire de Paris de laisser cinquante stations de métro ouvertes toute la nuit.

Quatre stations désaffectées sont finalement mises à la disposition des sans-abris. Au cours de cette "Nuit de la Charité", quarante centres de dépannage émergent dans la région parisienne. "Personne n’a couché dehors à Paris la nuit dernière", titre France-Soir, le lendemain matin.

Le lendemain, des ambassadeurs se déplacent pour apporter en personne les chèques envoyés par leurs gouvernements, deux millions sont offerts par le comédien et metteur en scène Charlie Chaplin qui déclare "Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j'ai été et que j'ai incarné."

Le 19 février, avec l’aide du Secours catholique, un village de 18 tentes chauffées est érigé, porte d’Orléans.

La Ville de Paris met à disposition la gare d’Orsay désaffectée pour tenir lieu de stockage : couvertures, poêles catalytiques, vêtements, meubles. Le 21 février, on atteint dix mille tonnes de dons, en nature ou en débarras revendables.

Le gouvernement débloque trois jours plus tard 10 millions de francs pour la construction de 10 000 logements d’urgence et fait voter une loi interdisant les expulsions pendant la période hivernale.

Mi-mars, le milliard est dépassé, en incluant les dons en nature, l’équivalent de 18 millions d’euros.

«  Tant que dure l'hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l'âme commune de la France ».

Celui qui avait demandé à Dieu "de le faire mourir jeune" s’est éteint à Paris en 2007 à l’âge de 93 ans.
Aujourd’hui, le combat qu’il a initié continue au travers de la Fondation Abbé Pierre, de Emmaüs International et de tous les compagnons présents dans toutes les communautés.

 

 

La Ville de Marseille se mobilise

70 ans après l’appel de l’abbé Pierre la Ville de Marseille est engagée auprès des personnes en grande précarité :

  • Ouverture des premiers bains douches municipaux, rue Berton : plus de 20 000 passages depuis l’ouverture en août 2021.
  • Organisation de la première Nuit de la Solidarité en janvier 2021 permettant une meilleure connaissance de la situation et des besoins des personnes à la rue. Près d‘un millier de volontaires mobilisés et 405 personnes sans-abri rencontrées lors de la seconde édition le 26 janvier 2023.
  • Ouverture de plus de 350 places d’hébergement : auberge Marseillaise, centres d’hébergement Kléber, Entr’Elles, Madrague de Montredon, Lou Recate, ouverture de la Minoterie : la Ville mobilise son patrimoine pour l’hébergement des personnes sans-abri.
  • Signature de la première convention Ville-État de lutte contre la pauvreté et pour l’accès à l’emploi : 1,4 million d’euros en soutien à des projets associatifs relatif à l’aide alimentaire, au renforcement de l’offre de douches et bagageries, à l’accès à l’éducation et à la culture des enfants vivant en squats et en bidonvilles, et à l’accompagnement social des personnes sans domicile fixe et des personnes âgées isolées. Une reconduction portée à 1,7 million d’euros en 2023.
  • Doublement du montant des subventions délivrées aux associations engagées dans des actions de solidarité.
  • Création d’une dotation aux familles monoparentales les plus précaires de 200 à 500 euros délivrée par le CCAS.

 

 

* source : Fondation Abbé Pierre